Je vais explorer ce célèbre principe attribué au chimiste Antoine Lavoisier à la fin du 18ème siècle. Cette maxime semble résumer de manière simple et élégante une loi fondamentale de la nature. Mais est-ce vraiment si simple ? Plongeons-nous dans les méandres de la science pour tenter d’y répondre.
Commençons par remettre les pendules à l’heure sur l’origine exacte de cette citation. Lavoisier n’a en réalité jamais écrit mot pour mot « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Ce qui lui a été attribué est une paraphrase de ce qu’il a réellement écrit dans son Traité élémentaire de chimie publié en 1789 :
« On voit que, pour arriver à la solution de ces deux questions, il fallait d’abord bien connaître l’analyse et la nature du corps susceptible de fermenter, et les produits de la fermentation ; car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. »
On comprend bien que Lavoisier fait référence à la conservation de la quantité de matière lors des réactions chimiques. C’est ce principe fondamental, issu de ses expériences, qu’on a voulu résumer de manière lapidaire avec la formule « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
Gardons bien à l’esprit que Lavoisier était chimiste et que son domaine d’étude était la matière et les réactions chimiques. Il serait réducteur et erroné de généraliser son principe à tous les aspects de l’Univers et de la physique tels qu’on les connaît aujourd’hui.
Au 18ème siècle, lorsque Lavoisier fut actif, la science en était encore à ses balbutiements dans de nombreux domaines. La physique classique newtonienne dominait les esprits et la notion d’énergie n’était pas encore bien définie. Ce n’est qu’au 19ème siècle que les avancées conceptuelles et les découvertes majeures ont permis de repenser les lois de la nature.
En 1815, avec l’établissement du concept d’énergie par Thomas Young, en 1842 avec la formulation du premier principe de la thermodynamique par Julius von Mayer, en 1847 avec la formulation de la loi de conservation de l’énergie par Hermann von Helmholtz, puis en 1905 avec la révolution einsteinienne de la relativité restreinte, la compréhension de l’Univers s’est vue profondément modifiée et complexifiée.
Le tableau suivant résume quelques grandes étapes de cette évolution des connaissances depuis Lavoisier :
Année | Avancée scientifique | Implications |
---|---|---|
1789 | Traité élémentaire de chimie de Lavoisier | Etablit la conservation de la masse dans les réactions chimiques |
1815 | Concept d’énergie établi par Thomas Young | Introduction d’une nouvelle grandeur fondamentale |
1842 | Premier principe de la thermodynamique | Conservation de l’énergie lors des transformations |
1905 | Relativité restreinte d’Einstein | Équivalence masse-énergie, E=mc^2 |
1915 | Relativité générale d’Einstein | Géométrisation de la gravitation, espace-temps courbé |
Il apparaît clairement que le principe de Lavoisier, bien que fondamental en chimie, s’est révélé être une vision réductrice de la réalité décrite par la physique moderne. La découverte des rayonnements et de la radioactivité a d’ailleurs rapidement montré les limites de ce principe appliqué à la matière atomique. La conservation de la masse n’est en réalité qu’un cas particulier de la loi de conservation de l’énergie dans la relativité restreinte.
Outre la relativité, la physique quantique est venue apporter son lot de remises en question des idées reçues. Dans le monde microscopique des particules, des phénomènes pour le moins contre-intuitifs se produisent, remettant en cause les notions classiques d’objet matériel et de trajectoire continue.
Un des exemples les plus parlants est celui du vide quantique. Selon la mécanique quantique, le vide n’est pas réellement « vide » au sens usuel du terme. Le vide quantique est un bouillonnement perpétuel de particules virtuelles qui apparaissent et disparaissent de façon éphémère selon les principes de la physique quantique. Rien ne se perd, rien ne se crée ? Pas vraiment dans ce cas !
Les fluctuations quantiques du vide sont d’ailleurs au cœur de plusieurs théories cosmologiques sur l’origine de l’Univers lui-même. Certains modèles, comme celui de la « nucléation quantique de l’Univers » du physicien Andrei Linde, proposent que notre Univers soit né d’une de ces fluctuations quantiques spontanées du vide ! Voilà qui remet sérieusement en cause le fameux principe…
Bref, la physique quantique a montré qu’aux échelles microscopiques, les notions de « création » et d' »annihilation » de particules prennent un sens très particulier que les concepts classiques peinent à décrire. Le principe de Lavoisier ne semble plus aussi absolu qu’il n’y paraît.
Suite à toutes ces remises en question successives, les scientifiques ont dû recadrer le principe originel de Lavoisier. Il est aujourd’hui communément admis que ce qui se conserve réellement lors de toute réaction ou transformation physique, ce n’est pas la masse, mais l’énergie.
Ce principe de conservation de l’énergie stipule que la quantité totale d’énergie dans un système isolé reste constante. Les différentes formes d’énergie (masse, rayonnement, champs, etc.) peuvent se transformer les unes en les autres, mais leur somme reste inchangée. C’est ce que résume l’équation fondamentale E=mc^2 reliant masse et énergie.
Ainsi, lorsqu’une réaction nucléaire ou chimique a lieu, de la masse peut être convertie en énergie rayonnante, mais la quantité totale d’énergie masse+rayonnement sera conservée. Lors de la formation d’une étoile à partir d’un nuage de gaz, de l’énergie gravitationnelle est convertie en énergie thermique et rayonnement. Mais l’énergie totale reste la même avant et après.
Le principe de conservation de l’énergie, issu des travaux de Mayer, Helmholtz et des deux théories de la relativité, s’avère donc un cadre conceptuel bien plus robuste et général pour décrire les phénomènes naturels. Le principe de conservation de la masse n’en est qu’un cas très particulier, valable seulement pour les transformations non-relativistes où l’énergie de masse domine.
Même en ayant adopté la version « conservation de l’énergie » de ce principe fondateur, des zones d’ombre subsistent aux frontières de nos connaissances actuelles. Car si l’énergie semble bien se conserver dans l’ensemble des phénomènes physiques que nous observons, il existe des cas très particuliers où ce principe semblercloche.
Le premier est celui de la singularité initiale du Big Bang. Selon le modèle cosmologique standard, l’Univers est né d’une singularité d’une densité d’énergie infinie, à partir de « rien ». D’où provient cette énergie initiale ? Les équations de la relativité générale souffrent en ce point d’une indétermination que la future théorie de la gravité quantique se doit de résoudre.
Une autre énigme est celle de l’énergie noire qui semble aujourd’hui accélérer l’expansion de l’Univers. Là aussi, les lois de la physique actuelle peinent à expliquer cette mystérieuse « énergie du vide » qui ne se conserverait pas. De nouvelles révolutions conceptuelles semblent nécessaires.
Enfin, dans le domaine de la physique des particules à ultra-haute énergie, nos modèles atteignent leurs limites et certaines symétries semblent violées, comme celle de la conservation du nombre leptonique dans certains processus très rares. Cela pourrait amener à repenser, dans le cadre d’une théorie ultime comme la encore hypothétique théorie des supercordes, certains principes fondamentaux, y compris celui la conservation globale de l’énergie.
Il semble donc qu’à chaque fois que la science a progressé, le principe de conservation s’est vu complexifié, enrichi, parfois remis en cause, pour finalement resurgir sous une forme plus aboutie et générale. Peut-être ce processus se poursuivra-t-il encore…
Même si le principe de « Rien ne se perd, rien ne se crée… » dans son énoncé originel reste trop réducteur, il garde néanmoins une vérité profonde lorsqu’on l’applique à la matière ordinaire qui nous entoure et aux réactions chimiques qui la transforment.
En effet, depuis la mythique expérience de 1783 où Lavoisier démontra la synthèse de l’eau à partir d’oxygène et d’hydrogène, on sait que les atomes se réarrangent au cours des réactions chimiques, mais ne sont ni créés ni détruits pour autant. Seule leur configuration moléculaire change.
Cette loi de conservation des atomes reste l’un des fondements de la chimie moderne. Elle permet de comprendre et prédire quantitativement tous les processus de combustion, de corrosion, de biosynthèse, etc. Et c’est grâce à elle que les grands cycles biogéochimiques de la nature, comme les cycles du carbone, de l’oxygène, de l’azote, peuvent représenter la perpétuelle transformation cyclique de la matière à l’échelle terrestre.
J’aime à imaginer ce cycle éternel des atomes qui, au gré des réactions chimiques, changent inlassablement de forme, mais sans jamais disparaître vraiment. Les atomes de carbone, d’azote et d’oxygène qui me composent aujourd’hui ont pu faire partie d’une fougère il y a des millions d’années. Ou d’un tyrannosaure. Ils reprendront d’autres formes après ma mort, puis d’autres encore, jusqu’à la fin des temps. Ce recyclage perpétuel de la matière, dans une danse sans fin à l’échelle cosmique, revêt à mes yeux une beauté poétique et apaisante.
Lorsqu’on s’intéresse à des phénomènes qui dépassent le seul cadre de la matière inerte, le principe de Lavoisier et ses avatars ultérieurs peinent toutefois à rendre compte de la réalité complexe du monde qui nous entoure.
Prenons l’exemple de la vie elle-même. Comment ce qui fait qu’un organisme vivant est « vivant » pourrait-il se conserver ou se transformer au sens du principe de conservation ? La vie n’émerge-t-elle pas en fait d’une suite de processus chimiques minutieusement orchestrés ? Et à l’inverse, la mort de l’organisme n’est-elle pas une rupture dans cet enchaînement, donc une véritable « annihilation » de ce précieux état qu’on nomme la vie ?
Les grands cycles naturels eux-mêmes, s’ils peuvent sembler éternels et immuables à notre échelle, ont pourtant un début et une fin dans l’Histoire de l’Univers. Le cycle du carbone, par exemple, n’a démarré sur Terre que lorsque les conditions de température et de pressions l’ont permis, il y a environ 4,5 milliards d’années. Et il cessera à terme, lorsque le Soleil aura englouti la Terre dans quelques milliards d’années.
Dans le domaine de la conscience et de l’esprit, le constat est encore plus frappant. Nos pensées, nos idées, nos émotions, ne se conservent pas en tant que telles mais naissent et disparaissent sans cesse au gré des activités neuronales dans notre cerveau. Elles semblent purement émergentes et éphémères.
A moins, peut-être, de considérer ces phénomènes selon une perspective purement informationelle et mathématique ? Certains physiciens avancent en effet que l’information elle-même, indépendamment de son support physique, serait une sorte de fluide qui ne se crée ni ne se perd dans l’Univers, mais uniquement se réorganise sans cesse. Une donnée, une forme, une structure comme l’âme ou l’esprit humain émergerait ainsi comme un motif d’information complexe, selon certaines lois propres qui resteraient à découvrir.
Bref, on le voit, dès qu’on dépasse le seul strict domaine de la physique des particules et des réactions nucléaires ou chimiques, les principes de conservation deviennent nettement plus ardus à définir clairement.