Depuis l’Antiquité, les plus grands penseurs se sont interrogés sur ce qui distingue véritablement l’être humain des autres espèces vivantes. Aristote, dans sa célèbre maxime, affirmait que « le rire est le propre de l’homme ». Cette idée a traversé les siècles et imprégné les esprits pendant des millénaires. Pourtant, en y regardant de plus près, force est de constater que le rire n’est peut-être pas si unique à notre espèce. Dans cet article, je me propose d’examiner ce précepte sous toutes ses coutures, en confrontant les réflexions philosophiques aux découvertes scientifiques récentes. Nous verrons que le rire, loin d’être l’apanage des humains, est en fait une manifestation que nous partageons avec certains de nos plus proches cousins du règne animal.
Le rire à travers les âges : un marqueur d’humanité ?
Remontons d’abord aux sources de cette croyance voulant que le rire soit le « propre de l’homme ». L’origine de cette formule remonte au philosophe français du 16ème siècle François Rabelais, dans son œuvre « Gargantua ». Rabelais y écrivait : « Mieulx est de ris que de larmes escripre, Pour ce que rire est le propre de l’homme. » Avant lui, le célèbre médecin grec Hippocrate avait déjà émis l’idée que l’homme était le « seul animal qui ait la faculté de rire ». Cette conception s’inscrivait dans la vision plus large d’Aristote sur la spécificité humaine. Selon le philosophe, alors que les animaux possèdent seulement la « voix » (phonè) pour exprimer leurs sensations, les êtres humains disposent du « logos », c’est-à-dire de la parole et de la raison.
Le rire serait ainsi une manifestation de notre capacité unique au langage et à la conceptualisation, nous élevant au-dessus de la simple animalité. Cette vision très anthropocentrique, typique de la pensée gréco-romaine, a durablement marqué les esprits en Occident. On la retrouve notamment chez le philosophe du 17ème siècle Thomas Hobbes, qui voyait dans le rire l’expression d’un sentiment de supériorité : « Le rire est un certain orgueil glorieux né de la conception soudaine d’une certaine prééminence en nous-mêmes, par opposition à l’infirmité des autres, ou à notre propre infirmité autrefois. »
Des remises en cause progressives
Pourtant, dès le 18ème siècle, plusieurs penseurs commencèrent à remettre en cause cette vision trop restrictive du rire. L’un des premiers fut le philosophe britannique Anthony Ashley-Cooper, comte de Shaftesbury. Dans son Essai sur l’usage de la raillerie et de l’enjouement, celui-ci soulignait que le rire n’était pas l’apanage de l’homme, et qu’on retrouvait « une espèce de rire dans la plupart des êtres vivants ».
Au 19ème siècle, le naturaliste Charles Darwin se pencha à son tour sur la question dans son ouvrage L’expression des émotions chez l’homme et les animaux. S’appuyant sur de nombreuses observations, il montra que les expressions émotionnelles comme le rire n’étaient pas propres à l’homme, mais existaient de manière analogue chez de nombreux mammifères, notamment les primates.
Ces remises en cause restèrent toutefois très minoritaires, et l’idée reçue persistait. Il faudra attendre la fin du 20ème siècle et les progrès de l’éthologie (l’étude du comportement animal) pour que le rire soit enfin observé de manière rigoureuse chez d’autres espèces que la nôtre.
Le rire chez les primates non-humains
C’est dans les années 1960 que les premiers enregistrements sonores de rires animaux furent obtenus par des chercheurs étudiant les chimpanzés. On put ainsi entendre des vocalisations brèves et répétées, rythmées par des expirations sonores, se produisant typiquement dans des contextes de jeu social. Si ces émissions sonores évoquaient d’emblée le rire humain, leur nature exacte restait sujette à caution.
Il faudra attendre le début des années 2000 pour que des études approfondies viennent lever le voile sur ce mystère. C’est à cette période que la primatologue Marina Davila Ross et son équipe de l’Université de Portsmouth entamèrent un vaste travail de collecte et d’analyse comparée des rires chez diverses espèces de primates.
Espèce | Durée moyenne du rire (secondes) |
---|---|
Humain | 1,2 |
Chimpanzé | 0,6 |
Bonobo | 0,7 |
Gorille | 0,6 |
Orang-outan | 0,5 |
Siamang | 0,2 |
Leur méthode ? Provoquer le rire chez de jeunes individus en les chatouillant, puis enregistrer et analyser finement les sons produits. Au total, ils recueillirent plus de 800 enregistrements vocaux provenant d’une vingtaine de primates de diverses espèces (chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outans et siamangs).
L’étude révéla des similitudes frappantes entre les rires des grands singes et ceux de jeunes enfants humains pris comme référence. Comme chez nous, les rires des primates non-humains apparaissaient typiquement sous forme de séries sonores rythmées d’expirations brèves, dans un contexte d’excitation positive liée au jeu.
Une phylogénie du rire
Mais au-delà des ressemblances acoustiques, Davila Ross et ses collègues poussèrent plus loin l’analyse. En comparant finement la structure sonore des différents rires enregistrés, ils parvinrent à établir un véritable arbre phylogénétique, c’est-à-dire une classification reflétant les relations évolutives entre les différentes espèces.
Le résultat les stupéfia : leur arbre phylogénique du rire concordait presque parfaitement avec la phylogénie connue des primates, fondée sur les critères morphologiques et génétiques ! Selon leurs calculs, le rire remonterait ainsi à un ancêtre commun vieux de 10 à 16 millions d’années, antérieur à la divergence entre la lignée des grands singes (gorilles, chimpanzés, bonobos) et celle des orangs-outans.
Cette étude livrait donc la première preuve solide que le rire n’était nullement l’apanage des humains, mais un trait ancestral hérité de nos lointains cousins primates. Non seulement le rire n’était pas le « propre de l’homme », mais son apparition chez notre espèce n’était qu’une étape récente dans l’évolution de ce comportement vieux de plusieurs millions d’années.
Fonctions et origines du rire
Mais alors, quelle est la véritable fonction de ce rire primordial que nous partageons avec les autres primates ? Selon les scientifiques, plusieurs hypothèses sont envisageables, qui n’sont d’ailleurs pas mutuellement exclusives.
Une fonction sociale
La première hypothèse, et sans doute la plus évidente, voit dans le rire un outil de communication favorisant les liens sociaux au sein des groupes. Dans de nombreuses espèces de primates très grégaires, le jeu social remplit un rôle essentiel pour installer la confiance et renforcer la cohésion du groupe. Le rire, survenant lors de ces moments ludiques, pourrait ainsi permettre de signaler un état de détente et d’intentions non agressives.
Chez les jeunes en particulier, ces séquences de jeu entrecoupées de rires constitueraient un véritable entraînement aux comportements sociaux, une forme de préparation aux interactions adultes. Le rire agirait alors comme un « lubrifiant social », facilitant l’établissement de relations de confiance entre les différents membres du groupe.
Un lien avec les mécanismes vocaux du langage
Une autre hypothèse, plus spécifique au cas humain, établit un lien entre le rire et les mécanismes vocaux et respiratoires impliqués dans la production du langage articulé. Un résultat frappant de l’étude de Davila Ross est que les gorilles et les bonobos expriment parfois des rires d’une durée de trois à quatre fois supérieure au cycle respiratoire moyen.
Ce contrôle particulièrement fin de l’expiration leur permettrait d’engendrer des vocalisations continues, très proches de la parole humaine. Les chercheurs ont donc émis l’idée que le rire pourrait avoir constitué une étape préparatoire dans l’évolution du langage articulé, en affinant la capacité à moduler et contrôler le flux respiratoire vocal.
Un résidu d’une adaptation ancestrale chez les primates ?
Enfin, certains auteurs ont proposé une troisième hypothèse, plus controversée mais néanmoins séduisante. S’appuyant sur les observations des primatologues de terrain, ils avancent que le rire trouverait son origine dans un mécanisme de défense ancestral chez les primates arboricoles.
On a en effet constaté chez certains singes que les séquences de jeu insouciant entrecoupées de rires avaient tendance à être déclenchées par un mouvement ou un craquement inattendu dans les branches surplombantes. Un peu comme si le rire était initialement lié à un réflexe visant à détendre une situation de peur soudaine et désamorcée.
Avec le temps, ce réflexe ancestral lié aux situations de danger potentiel se serait transformé chez les primates évolués en un simple jeu social dénué de fonction adaptative particulière. Chez l’homme, ce comportement aurait ensuite été récupéré et amplifié pour devenir le rire que nous connaissons, investi d’une dimension nouvelle liée à nos capacités singulières d’abstraction et d’auto-dérision.
Le rire humain : une singularité dans la continuité
Si l’étude de Davila Ross a définitivement réfuté l’assertion d’Aristote, il n’en reste pas moins que le rire humain possède des particularités uniques, reflets de notre développement cognitif sans équivalent dans le règne animal.
Tout d’abord, l’apparition du rire chez nos ancêtres hominidés semble avoir été l’une des dernières grandes innovations comportementales majeures de notre lignée évolutive. Les données suggèrent en effet une accélération rapide des modifications du rire au cours des 4 à 5 derniers millions d’années, parallèlement à l’augmentation spectaculaire de la taille du cerveau humain.
En outre, le rire humain est intimement lié à des capacités cognitives très élaborées comme la théorie de l’esprit (capacité à attribuer des états mentaux aux autres), le langage symbolique, ou encore la complexité de nos émotions secondaires comme l’embarras, la honte ou la moquerie. Ces compétences uniques permettent à l’humain de produire un rire à la fois plus riche, plus nuancé et surtout beaucoup plus détaché du contexte immédiat.
C’est ce qui fait dire au neuropsychologue Robert Provine que « le rire des humains adultes n’a plus grand-chose à voir avec sa forme primitive liée au jeu ». À mesure que nous vieillissons et accédons à des niveaux de plus en plus élevés de conscience de soi et de pensée abstraite, notre rire se charge d’une dimension nouvelle liée à l’humour, au non-sens, au décalage entre nos représentations et la réalité.
Des implications philosophiques profondes
Au final, cette immersion dans les dernières connaissances scientifiques sur le rire soulève des questions profondes sur la nature de l’humain et sa place dans le reste du vivant. Si le rire, longtemps considéré comme le marqueur suprême de notre singularité, se révèle un trait partagé avec certains de nos plus proches cousins animaux, cela nous oblige à repenser notre conception du propre de l’homme.
Faut-il renoncer à cette idée même d’un « propre de l’homme », et reconnaître que nous ne sommes qu’un maillon branché sur le grand arbre de l’évolution, inextricablement liés aux autres formes de vie apparues avant nous ? Ou au contraire, cette continuité insoupçonnée avec le reste du vivant ne fait-elle que renforcer notre particularité, nous humains qui avons su récupérer un ancien comportement instinctif pour en faire un outil de connaissance, d’introspection et de création artistique ?
En philosophe d’esprit pragmatique, je pense que la vérité se situe quelque part entre ces deux extrêmes. Le rire illustre à merveille ce que les scientifiques appellent aujourd’hui une « homologie de stade », c’est-à-dire le maintien d’une similarité de forme entre deux êtres vivants suite à une divergence évolutive. Au même titre que notre bras et la nageoire d’une baleine dérivent d’un même membre ancestral, le rire animal et le rire humain partagent des racines communes qui en font des formes au départ presque identiques.