Je voudrais commencer cet essai par une confidence personnelle. Depuis mon plus jeune âge, la figure d’Albert Einstein m’a toujours fascinée. Son regard malicieux derrière cette tignasse désordonnée, sa langue tirée sur les photos les plus connues, son génie visionnaire si souvent évoqué… Comment ne pas être séduit par cette incarnation presque caricaturale du savant génial mais porté par une profonde humanité ?
Pourtant, plus j’ai appris sur sa vie et son œuvre, plus le paradoxe m’est apparu saisissant entre l’image populaire du « père aimant et bienveillant » et les répercussions tragiques, bien qu’indirectes, de ses découvertes sur l’humanité. Car c’est un fait : Einstein a joué un rôle, quoique limité, dans le développement de l’arme nucléaire, cette bombe à l’épouvantable pouvoir de destruction massive dont les premières explosions à Hiroshima et Nagasaki en 1945 marquent un tournant sinistre dans l’Histoire.
Comment l’homme qui incarne peut-être mieux que quiconque la figure du « sage pacifique », de l’inlassable militant pour la paix, a-t-il pu se retrouver mêlé à la conception de l’engin le plus meurtrier jamais inventé ? Telle est la question à laquelle je vais tenter d’apporter des éléments de réponse au fil de ces pages, en retraçant le rôle effectif – mais également les limites – de la responsabilité d’Einstein dans ce drame.
La légende tenace du « père de la bombe atomique »
Commençons par examiner l’origine de cette légende tenace qui colle à la peau d’Einstein et fait de lui, dans l’imaginaire collectif, le « père de la bombe atomique ». Une telle réputation s’explique d’abord par la célébrité mondiale qu’avait acquise le physicien dès les années 1920 pour ses travaux fondateurs sur la théorie de la relativité.
Quand les Américains lancèrent le projet Manhattan en 1942 pour mettre au point la bombe nucléaire, le prestige d’Einstein en fit immédiatement une figure incontournable, même s’il ne participa que de façon très marginale aux recherches proprement dites. C’est sa lettre du 2 août 1939 adressée au président Roosevelt pour l’alerter des risques que l’Allemagne nazie ne développe la première l’arme atomique, qui fut déterminante pour décider le lancement du projet.
Mais au-delà de ce rôle d’avertisseur précoce, ce qui scella la légende d’Einstein « père de la bombe » fut surtout l’amalgame entretenu entre sa fameuse équation E = mc^2
sur l’équivalence masse-énergie et les réactions nucléaires à l’œuvre dans la bombe A. Une équation devenue si célèbre qu’elle en fit rapidement le symbole de cette nouvelle ère atomique – une équation que tout le monde associait désormais au visage malicieux d’Einstein.
Equation E = mc^2 | Sa signification |
---|---|
E | Représente l’énergie |
m | Représente la masse |
c | Représente la vitesse de la lumière dans le vide (environ 300 000 km/s) |
c^2 | Représente le carré de la vitesse de la lumière (environ 90 000 000 000 km^2/s^2) |
Ainsi, la puissante association visuelle qui s’est créée dans l’imaginaire collectif entre le champignon atomique surmonté de l’équation E = mc^2
et le portrait gobelin d’Einstein a-t-elle fait de lui, presque naturellement, la figure tutélaire de cette nouvelle arme. Une couverture de magazine particulièrement célèbre, celle du Time en 1946, a largement contribué à forger ce lien quasi-indissoluble.
Pourtant, derrière ce mythe médiatique se cache une réalité plus subtile, un paradoxe qui montre à quel point Einstein fut bien plus un artisan involontaire – et navré – du projet Manhattan qu’un bâtisseur zélé de la bombe atomique. Un paradoxe que je vais à présent tenter d’éclaircir, autant que faire se peut.
Einstein, un pacifiste engagé et inquiet des armes nucléaires
Pour commencer, revenons un instant sur le personnage même d’Einstein et ses convictions philosophiques et politiques. Car c’est précisément ce qui rend son implication dans la genèse de l’arme nucléaire si paradoxale.
Tout au long de sa vie, Einstein fut un ardent défenseur du pacifisme et de l’antimilitarisme. Profondément humaniste, ce juif allemand naturalisé américain eut très tôt une conscience aiguë des périls que représentait l’escalade guerrière pour l’humanité, notamment avec le développement des armes toujours plus meurtrières au fil des conflits du XXe siècle.
Dans les années 1920 et 1930, alors que l’Allemagne nazie prenait un tour de plus en plus belliqueux et antisémite, Einstein n’eut de cesse de dénoncer cette dérive et réclamer le désarmement. Après avoir fui les persécutions en se réfugiant aux États-Unis, il ne ménagea pas non plus ses critiques envers la société américaine et son capitalisme effréné. A tel point que le FBI le surveillait de très près, le soupçonnant de sympathies procommunistes.
« À cause de ses antécédents radicaux, le Bureau n’aurait pas recommandé son recrutement pour des missions couvertes par le secret défense », peut-on lire dans une note du FBI concernant Einstein.
En 1946, quand paraît la fameuse couverture du Time « Einstein le destructeur », le savant est plus que choqué par cette association de son image avec la violence de l’arme nucléaire. Il s’en ouvrira dans une déclaration amère reprise par la physicienne Cynthia Kelly :
« Il ne pensait pas sa théorie comme une arme. Mais il a vite compris le potentiel destructeur de ces futures inventions. »
Loin de se réjouir du succès de l’entreprise Manhattan, Einstein va rapidement militer pour alerter les peuples sur les dangers que représenterait une course incontrôlée aux armements nucléaires. Il participe en 1946 à la création du « Comité d’urgence des scientifiques atomistes » et multiplie prises de position et manifestes pour réclamer l’interdiction totale des armes atomiques.
« La bombe atomique a introduit une possibilité entièrement nouvelle de décimer la population humaine », écrit-il ainsi dans un manifeste de 1950 réclamant une renonciation totale des armes nucléaires par les nations.
Un manifeste qu’il signera également quelques jours avant sa mort en 1955, comme un dernier sursaut et une ultime mise en garde. Ainsi, il apparaît de plus en plus clairement qu’Einstein, loin de revendiquer une quelconque paternité sur la bombe atomique, n’eut de cesse de dénoncer les risques mortels que représentait la maîtrise de l’énergie nucléaire. Un combat de toute une vie qui contraste singulièrement avec l’image trop souvent véhiculée d’un « père » complice et satisfait de sa création.
La seule « erreur » d’Einstein : sa lettre à Roosevelt
Il apparaît donc bien qu’Einstein, par ses convictions philosophiques et son engagement pacifiste, était foncièrement opposé à l’utilisation militaire de l’énergie nucléaire. Pourtant, et c’est bien là que réside le paradoxe déchirant, le scientifique a bel et bien joué un rôle clé – quoique probablement non déterminant – dans le déclenchement des recherches américaines sur l’armement nucléaire.
Ce rôle, c’est sa fameuse lettre adressée le 2 août 1939 au président Roosevelt pour l’alerter des ambitions nucléaires belliqueuses du régime nazi. Dans cette lettre, Einstein, qui a été vivement encouragé par ses collègues physiciens dont Léo Szilárd, se fait l’écho de leurs craintes de voir Hitler devancer les États-Unis dans la course à l’arme nucléaire après les découvertes récentes de la fission nucléaire.
« Il est devenu possible d’envisager une réaction nucléaire en chaîne dans une grande quantité d’uranium, laquelle permettrait de générer beaucoup d’énergie. Aujourd’hui, il est pratiquement certain que cela peut être obtenu dans un futur proche. Ce fait nouveau pourrait aussi conduire à la réalisation de bombes d’un genre nouveau et d’une extrême puissance. »
Ce faisant, Einstein a bel et bien incité les États-Unis à se lancer dans la course à l’arme nucléaire par peur de se faire devancer par les nazis. Car c’est bien cette lettre qui a conduit Roosevelt à créer dès octobre 1939 le Comité consultatif sur l’uranium, embryon du futur projet Manhattan.
Une lettre donc lourde de conséquences, même si Einstein n’en mesurait sans doute pas totalement la portée. Et de fait, le savant s’en excusa à de nombreuses reprises par la suite, comme en témoigne cette citation glanée dans le Time en 1947 :
« Si j’avais su que les Allemands ne réussiraient pas à produire une bombe atomique, je n’aurais jamais levé le petit doigt. »
Einstein fut plus explicite encore en 1952, dans une publication japonaise :
« J’étais parfaitement conscient du danger effroyable qui menaçait l’humanité tout entière si ces expériences aboutissaient. Je ne voyais pas d’autre issue. »
En réalité, comme l’explique le biographe Trevor Lipscombe, les efforts nucléaires allemands furent très limités par l’exode massif des scientifiques juifs qui fuyaient le régime nazi. Le physicien Otto Hahn, qui avait pourtant identifié la fission nucléaire dès 1938, ne put mener ses recherches plus avant et l’Allemagne hitlérienne n’envisagea jamais sérieusement la création d’une bombe nucléaire.
De ce fait, Einstein vécut comme un profond dilemme cet acte, qu’il finira par décrire lui-même comme « la seule grande erreur » de sa vie. Une erreur par excès de vigilance face à un péril qu’il avait surestimé mais qui précipita les États-Unis dans la course à l’armement nucléaire. Un paradoxe tragique pour celui qui ne rêvait que de paix.
La vérité sur l’équation E = mc^2
Mais alors, me direz-vous, Einstein doit bien porter une responsabilité dans l’avènement de l’ère nucléaire non ? S’il n’avait pas établi sa fameuse équation E = mc^2
, jamais les chercheurs n’auraient pu comprendre le lien entre la masse et l’immense quantité d’énergie libérée par la fission ou la fusion nucléaire. Sans cette percée théorique, pas de bombe atomique possible !
Il est vrai que l’équation de la célèbre équivalence masse-énergie a joué un rôle fondamental dans la compréhension des phénomènes atomiques qui ont mené à la bombe. Mais en réalité, elle n’était pas une condition sine qua non et ne saurait en aucun cas résumer à elle seule la paternité d’Einstein sur l’arme nucléaire. Il faut remettre ici les pendules à l’heure et bien comprendre la portée – réelle mais limitée – de cette équation.
Tout d’abord, il ne faut pas oublier qu’Einstein n’a fait que formuler mathématiquement cette équivalence après que les travaux successifs de nombreux scientifiques, depuis le XIXe siècle, aient mis en évidence un lien entre la masse et les transferts d’énergie. Il n’en est pas le découvreur premier et a d’ailleurs toujours rendu hommage à ses inspirateurs comme Maxwell, Lorentz ou encore Poincaré.
Ensuite, l’équation en elle-même ne décrit que le principe d’équivalence entre ces deux grandeurs physiques fondamentales. Elle ne renseigne en rien sur les mécanismes microscopiques par lesquels la matière peut effectivement libérer son énergie de masse sous forme rayonnante, comme le font les réactions nucléaires. Einstein a bien tenté de développer une théorie des « quanta de lumière » pour décrire ce rayonnement mais ses successeurs, comme Bohr ou Heisenberg, durent prendre le relais et bâtir véritablement la mécanique quantique, champ théorique indispensable pour comprendre la structure de l’atome et permettre le développement de l’énergie nucléaire.
D’ailleurs, Einstein lui-même, qui portait un regard plutôt sceptique sur la théorie quantique, n’a cessé par la suite de déplorer que son équation soit devenue le symbole ostentatoire du nucléaire militaire.
« Einstein ne s’est jamais intéressé à l’interaction nucléaire », m’explique Étienne Klein, physicien et biographe du savant. « Quand le neutron fut découvert en 1932, Einstein n’a même pas commenté cette avancée pourtant décisive pour l’étude de la matière atomique. Les interactions qui l’intéressaient étaient la gravitation et l’électromagnétisme. »