Cette phrase percutante, longtemps attribuée à Hermann Göring, haut dignitaire nazi et commandant suprême de la Luftwaffe, est devenue l’un des aphorismes les plus célèbres et controversés du XXe siècle. Elle semble capturer l’essence même du mépris affiché par le régime hitlérien envers tout ce qui ne relevait pas de l’art officiel, c’est-à-dire tout ce qui n’était pas considéré comme « purement aryen ». Mais d’où provient réellement cette citation ? Les mots ont-ils vraiment été prononcés par Göring lui-même, ou bien s’agit-il d’une fausse attribution ? En tant qu’historien spécialisé dans l’étude du Troisième Reich, j’ai mené une enquête approfondie pour séparer le vrai du faux et déterminer les origines véritables de ce dicton détourné.

L’attrait d’une citation frappante

Avant d’entrer dans les détails historiques, permettez-moi d’examiner pourquoi cette citation a acquis une telle renommée et une telle persistance dans la culture populaire. Son impact réside dans sa concision redoutable, résumant en quelques mots le dédain des nazis pour tout ce qui n’entrait pas dans leur vision étroite de la « culture aryenne ». L’image évocatrice d’un dirigeant nazi dégainant un revolver face à la simple mention du mot « culture » ne peut que susciter l’indignation et l’horreur.

En outre, cette phrase semble cristalliser l’idéologie nazie dans toute sa brutalité primitive. La référence au revolver suggère une préférence pour la force brutale plutôt que pour les accomplissements intellectuels et artistiques. L’antithèse entre la culture, symbole de raffinement et de civilisation, et l’arme à feu, instrument de violence et de destruction, ne pourrait être plus frappante. Cette citation semble encapsuler le rejet nazi de tout ce qui était considéré comme « dégénéré » ou « décadent », une vision méprisante de la culture qui ne faisait pas partie de leur idéologie raciste et militariste.

Il n’est donc pas surprenant que cette phrase ait été largement reprise et détournée, devenant presque un cliché pour dénoncer l’intolérance et la barbarie. Des décennies après la chute du Troisième Reich, elle continue à résonner comme un avertissement contre les dangers de l’extrémisme et de la haine aveugle envers tout ce qui est perçu comme « différent » ou « étranger ».

Les origines véritables de la citation

Cependant, malgré sa puissance évocatrice, il est important de reconnaître que cette citation n’a pas été prononcée par Hermann Göring, Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg ou tout autre haut dignitaire nazi. La vérité est que ces mots proviennent en fait d’une pièce de théâtre intitulée Schlageter, écrite par le dramaturge allemand Hanns Johst en 1933.

Schlageter met en scène la vie d’Albert Leo Schlageter, un militant anti-français engagé dans la résistance allemande pendant l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises en 1923. Dans la pièce, l’un des personnages, Friedrich Thiemann, un ami proche de Schlageter, prononce la réplique suivante : « Wenn ich Kultur höre… entsichere ich meinen Browning ! », que l’on peut traduire littéralement par « Quand j’entends le mot culture… j’arme mon Browning ! » (le Browning étant un type de pistolet semi-automatique populaire à l’époque).

Cette pièce, créée le 20 avril 1933 à l’occasion du 44e anniversaire d’Adolf Hitler, a connu un immense succès auprès des élites nazies. La réplique de Thiemann, exprimant un mépris viscéral pour la culture au profit de l’action violente, a été reprise et adaptée par divers dignitaires du régime. C’est ainsi que la phrase a progressivement évolué, passant du « Browning » au « revolver » de manière plus générique, et a fini par être faussement attribuée à des figures emblématiques du nazisme comme Göring ou Goebbels.

L’importance du contexte historique

Pour bien comprendre la signification et l’impact de cette citation, il est essentiel de la replacer dans son contexte historique. L’année 1933 a marqué un tournant décisif dans l’ascension du parti nazi au pouvoir en Allemagne. Après l’incendie du Reichstag, événement probablement orchestré par les nazis eux-mêmes pour justifier une répression massive, Hitler a obtenu du président Hindenburg les pleins pouvoirs par le biais de la loi sur les pleins pouvoirs.

Cette loi a effectivement mis fin à la démocratie weimarienne et ouvert la voie à l’instauration d’une dictature totalitaire. Dans ce contexte de consolidation du pouvoir nazi, la pièce Schlageter et son message anti-culturel ont pris une résonance particulière. Elle reflétait la volonté du régime d’écraser toute forme de dissidence intellectuelle ou artistique, considérée comme une menace pour l’idéologie nazie.

Les mois suivant la création de la pièce ont vu une vague de persécutions sans précédent contre les artistes, les écrivains et les intellectuels jugés « dégénérés » ou « indésirables ». Le 10 mai 1933, à peine un mois après la première de Schlageter, des milliers d’ouvrages ont été brûlés publiquement dans les rues des villes allemandes lors de la nuit des autodafés organisée par les étudiants nazis.

Cette purge culturelle massive visait à éradiquer toute influence jugée « anti-allemande » ou « judéo-bolchevique », selon la terminologie nazie de l’époque. Des œuvres majeures de la littérature mondiale, des classiques de la philosophie et de la science ont été réduits en cendres, marquant le début d’une ère de censure et de répression intellectuelle sans précédent dans l’histoire européenne moderne.

L’instrumentalisation de la culture par le régime nazi

Il serait toutefois erroné de croire que les nazis rejetaient purement et simplement toute forme de culture. Au contraire, ils ont cherché à instrumentaliser l’art et la culture à des fins de propagande et d’endoctrinement idéologique. Sous la houlette de Joseph Goebbels, nommé ministre de l’Éducation du Peuple et de la Propagande, un véritable art officiel a été promu, célébrant les thèmes de la pureté raciale, de la puissance militaire et de la glorification du Führer.

Des styles artistiques comme le réalisme héroïque, l’architecture néo-classique et la sculpture monumentale ont été encouragés, tandis que des mouvements comme l’expressionnisme, le cubisme ou le surréalisme ont été stigmatisés comme des expressions de la « dégénérescence » et de la « décadence ». Une exposition d’art dégénéré organisée à Munich en 1937 a permis au régime de tourner en dérision et de vilipender les œuvres d’artistes comme Kandinsky, Klee ou Picasso, considérées comme des aberrations incompatibles avec l’idéal racial et culturel prôné par le nazisme.

Artistes promus Artistes persécutés
Arno Breker (sculpteur) Paul Klee (peintre)
Adolf Ziegler (peintre) Wassily Kandinsky (peintre)
Albert Speer (architecte) Max Ernst (peintre)
Leni Riefenstahl (cinéaste) Otto Dix (peintre)

Cette instrumentalisation de la culture à des fins idéologiques et la persécution systématique de toute forme d’expression jugée « dégénérée » ou « subversive » ont marqué une rupture radicale avec les idéaux humanistes et universalistes qui avaient prévalu en Allemagne depuis le siècle des Lumières. La culture, loin d’être rejetée dans son ensemble, a été dépouillée de sa essence libératrice et émancipatrice pour devenir un outil de domination et d’endoctrinement au service du régime totalitaire nazi.

L’héritage durable d’une citation controversée

Bien que la phrase « Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver » n’ait pas été prononcée littéralement par un haut dignitaire nazi, elle n’en demeure pas moins un puissant symbole du mépris affiché par le régime hitlérien envers toute forme d’expression intellectuelle et artistique jugée non conforme à son idéologie raciste et militariste. Sa persistance dans la culture populaire témoigne de l’importance durable de cette période sombre de l’histoire européenne et de la nécessité de rester vigilant face aux tentatives de révision ou de banalisation de l’idéologie nazie.

Au-delà de son contexte historique spécifique, cette citation continue à résonner comme un avertissement contre toute forme d’intolérance, de censure et de répression intellectuelle. Elle rappelle les dangers de l’obscurantisme et de la violence lorsqu’ils prennent le pas sur le dialogue, la raison et la libre expression des idées. Dans un monde où les extrémismes de tout bord semblent regagner du terrain, il est plus que jamais nécessaire de cultiver l’esprit critique et de défendre les valeurs de la culture et de l’éducation comme remparts contre la barbarie.

En tant qu’historien, mon rôle est de rétablir la vérité historique, de démêler le vrai du faux et de replacer les événements dans leur contexte. Mais au-delà de cette quête de vérité factuelle, il est tout aussi important de dégager les leçons universelles que nous pouvons tirer de l’étude du passé. La citation controversée sur la culture et le revolver, bien que détournée de son origine, nous rappelle avec force que la civilisation et la barbarie sont deux chemins radicalement opposés, et que le choix de l’un ou de l’autre détermine le destin des sociétés humaines.

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