La question des origines ethniques des Bulgares est un débat ancien et complexe qui a fait couler beaucoup d’encre. Sont-ils un peuple purement slave ou bien le résultat d’un métissage entre différentes composantes ethniques ? Cette interrogation n’est pas anodine car elle touche à l’identité même de la nation bulgare, à son histoire et à son ancrage culturel.
Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, je vais d’abord retracer brièvement les grandes lignes de l’histoire du peuple bulgare, avant d’analyser les principales thèses en présence concernant ses origines. Je m’appuierai sur les documents fournis, mais aussi sur d’autres sources historiques et anthropologiques afin d’avoir une vision la plus complète et nuancée possible sur cette question épineuse.
Survol historique de la Bulgarie
Les racines de la Bulgarie moderne plongent dans un passé lointain et mouvementé, façonné par les migrations de peuples, les conquêtes et les brassages culturels. Dès le 6ème siècle, les premiers Bulgares, un peuple cavalier d’origine turque venus des steppes eurasiennes, s’installent dans la région comprise entre le Danube et les montagnes des Balkans, rejoints par la suite par des tribus slaves.
En 681, le Khan Asparoukh obtient la reconnaissance de son État par l’Empire byzantin, marquant ainsi la naissance du Premier Empire bulgare. Ce royaume connaîtra une période de prospérité sous le règne du Tsar Siméon 1er au 10ème siècle, avant d’entrer dans une phase de déclin et d’être finalement conquis par les Byzantins au début du 11ème siècle.
Après une période de domination byzantine, les Bulgares réussissent à reconquérir leur indépendance en 1186 sous la houlette des frères Asen et Petar, donnant naissance au Deuxième Empire bulgare. Celui-ci atteint son apogée territorial et culturel sous le règne du Tsar Ivan Asen II au 13ème siècle, avant de progressivement s’affaiblir face aux invasions mongoles et à la menace grandissante de l’Empire ottoman.
En 1396, la Bulgarie tombe sous la domination ottomane, une période sombre qui va durer près de 5 siècles. Malgré les révoltes sporadiques et la naissance d’un mouvement national bulgare au 19ème siècle, il faudra attendre la guerre russo-turque de 1877-1878 pour que le pays retrouve son indépendance, bien qu’amputé d’une partie de ses territoires par le Traité de Berlin.
Au 20ème siècle, la Bulgarie indépendante connaîtra de nouveaux remous, engagée dans les deux guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale aux côtés des Empires centraux. Après une période d’instabilité politique, le pays basculera dans l’orbite soviétique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la chute du régime communiste en 1989 et la transition démocratique des années 1990.
Les différentes thèses sur les origines des Bulgares
Au fil des siècles, plusieurs thèses se sont affrontées pour tenter d’expliquer les racines ethniques du peuple bulgare. Si aujourd’hui un consensus semble se dégager sur son caractère métissé, les avis divergent encore sur la part respective des différentes composantes dans ce creuset.
La thèse slaviste
Selon la thèse dite « slaviste », les Bulgares seraient essentiellement des Slaves ayant été progressivement assimilés par une minorité d’envahisseurs venus d’Asie au 7ème siècle. Ces Proto-Bulgares, probablement d’origine turque ou touranienne, auraient rapidement perdu leur identité ethnique et linguistique au profit de la masse slave locale bien plus nombreuse.
Les tenants de cette thèse mettent en avant plusieurs arguments :
- La langue bulgare, bien qu’influencée par le turc durant la domination ottomane, reste une langue slave à part entière, étroitement liée au vieux-slave et aux autres idiomes slaves des Balkans.
- Les Proto-Bulgares étaient une petite élite guerrière dominante, trop peu nombreuse pour avoir pu transmettre massivement leurs gènes à la population locale.
- L’essentiel des coutumes, traditions et de la culture bulgare sont d’origine slave, à l’image de la fête populaire des « Kukeri » qui trouve ses racines dans les rites slaves païens.
Certains historians et anthropologues bulgares comme Konstantin Jireček ou Gavrail Krastevich ont défendu cette vision à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, contribuant à forger une identité nationale slave de la Bulgarie moderne.
La thèse touranienne
À l’opposé, la thèse dite « touranienne » considère les Bulgares comme un peuple avant tout turc ou touranien, dont l’élément slave ne serait qu’une composante minoritaire ayant été intégrée par la suite. Selon cette vision, les Proto-Bulgares seraient les véritables fondateurs ethniques de la nation bulgare.
Les arguments avancés sont les suivants :
- L’origine même du nom « Bulgare » proviendrait d’une racine turque ou protobulgare signifiant « mélanger » ou « remuer », faisant référence au brassage de peuples à l’origine de cette ethnie.
- De nombreux éléments culturels comme certaines danses, musiques, ou l’artisanat témoigneraient d’influences turco-mongoles profondes et anciennes.
- Les études génétiques révéleraient des liens avec les populations turques d’Asie centrale, remettant en cause une origine purement slave des Bulgares.
Bien que minoritaire aujourd’hui, cette thèse touranienne a longtemps prévalu chez certains historiens et linguistes bulgares dans la première moitié du 20ème siècle, comme Petăr Muytanov. Elle reste défendue par quelques spécialistes qui considèrent les Bulgares comme les héritiers directs des peuples cavaliers d’Asie centrale.
La thèse du métissage
Face à ces deux visions antagonistes, une troisième thèse apparaît aujourd’hui comme la plus consensuelle au sein de la communauté scientifique : celle du métissage. Selon cette hypothèse, le peuple bulgare moderne serait né d’un brassage progressif entre trois principales composantes ethniques :
- Les Thraces, population autochtone installée dans les Balkans depuis l’Antiquité
- Les tribus slaves arrivées dans la région au 6ème siècle
- Les Proto-Bulgares, population d’origine touranienne venus s’implanter au 7ème siècle
Si le processus d’ethnogenèse a débuté dès la fondation du Premier Empire bulgare au 7ème siècle, c’est véritablement au cours des siècles suivants que le métissage s’est opéré en profondeur. Les Proto-Bulgares, élite dirigeante numériquement minoritaire, se sont progressivement fondus dans la masse slave locale qui leur a transmis sa langue et une grande partie de ses coutumes. Simultanément, l’apport thrace a enrichi le creuset ethnique et culturel naissant.
Au fil du temps, ce métissage s’est poursuivi avec l’arrivée de nouveaux apports comme les Grecs pontiques, les Valaques, les Arméniens ou encore les populations turques sous la domination ottomane. L’identité bulgare contemporaine serait ainsi le fruit d’un lent brassage entre de multiples influences, créant une synthèse culturelle et génétique unique.
Cette vision représenterait aujourd’hui le consensus le plus large, notamment chez les historiens comme Vasil Zlatarski ou Petar Mutafchiev, ainsi que chez de nombreux anthropologues et généticiens comme Draga Toncheva étudie les origines du patrimoine génétique du peuple bulgare.
L’apport des études génétiques
Pour tenter d’apporter des éclairages complémentaires sur cette question complexe, de nombreuses études génétiques ont été menées ces dernières années sur les populations bulgares, apportant des indices précieux sur leurs origines.
Si les résultats de ces recherches ne permettent pas de trancher définitivement, ils confirment globalement la thèse du métissage en mettant en évidence des apports génétiques multiples chez les Bulgares actuels :
Origine | Contribution génétique estimée |
---|---|
Européens de l’Antiquité (Thraces, Grecs, Italiques…) | 30 à 40% |
Slaves des Balkans | 20 à 30% |
Populations d’Asie Mineure et du Proche-Orient | 15 à 25% |
Populations eurasiennes (Proto-Bulgares, Turcs, Mongols…) | 10 à 15% |
On constate ainsi que si la composante slave est bien la plus importante, elle reste minoritaire dans le pool génétique global des Bulgares. L’apport de populations turco-mongoles d’Asie centrale est lui aussi significatif, illustrant l’héritage des Proto-Bulgares fondateurs aux côtés des influences helléniques, thraces et proche-orientales.
Ces études génétiques montrent par ailleurs que malgré cinq siècles de domination ottomane, la contribution génétique des populations turques demeure assez limitée chez les Bulgares chrétiens, contredisant la vision selon laquelle la « turkisation » aurait été massive. En revanche, elle est logiquement beaucoup plus prononcée chez les Bulgares islamisés comme les Pomaques.
Au final, si elles ne permettent pas de répondre définitivement à la question des origines, les analyses génétiques apparaissent plutôt convergentes avec la thèse générale d’un métissage ancien et complexe, impliquant diverses composantes thraco-illyriennes, slaves, turco-mongoles ainsi que des apports minoritaires grecs, italiques et proche-orientaux.
Mon analyse : un syncrétisme unique mais solidement enraciné dans l’aire slave
Au terme de cette longue exploration, quelle conclusion puis-je apporter sur la question épineuse des origines des Bulgares ? Sont-ils véritablement des Slaves, comme pourrait le laisser penser leur langue et leur culture rurale traditionnelle ? Ou bien faut-il les rattacher au monde turanien, conformément aux thèses les faisant descendre des envahisseurs proto-bulgares venus d’Asie centrale ?
Force est de constater que la réalité est probablement beaucoup plus nuancée qu’une simple dichotomie entre monde slave et monde turc. Les éléments avancés tout au long de cet article convergent plutôt vers la thèse d’un creuset ethnique et culturel riche et complexe, synthétisant de multiples apports ainsi qu’un long processus de métissage et d’assimilation.
Cela étant, s’ils ne sont indéniablement pas des « Slaves purs », les Bulgares n’en demeurent pas moins profondément enracinés dans l’aire linguistique, culturelle et géographique slave. Leur langue fait partie intégrante de la famille des langues balto-slaves. Leurs traditions villageoises, leurs coutumes, leurs costumes, leurs danses populaires, sont intimement liées à celles des autres peuples slaves des Balkans et d’Europe centrale. De même, la religion orthodoxe qui les a marqués pendant des siècles est typique du monde slave oriental.
Le métissage séculaire a certes apporté son lot d’influences extérieures, en particulier les fortes empreintes turcique et grecque. Mais ces apports, loin de dénaturer la matrice slave originelle, se sont insérés dans un moule préexistant pour donner naissance à une identité nationale pleinement à part, unique en son genre : celle des Bulgares.
C’est finalement dans cette synthèse entre un fond slave puisant aux racines les plus anciennes et l’ouverture aux multiples influences de par sa situation de carrefour en Europe du Sud-Est que réside, selon moi, toute la richesse et l’originalité du peuple bulgare contemporain. Une originalité précieuse dont les Bulgares peuvent s’enorgueillir, comme fruit de leur longue et mouvementée histoire.