Le régime des intermittents du spectacle est un sujet qui soulève bien des débats et des interrogations depuis sa création en 1936. C’est un système unique au monde, conçu pour protéger les travailleurs du monde du spectacle vivant et de l’audiovisuel, dont la nature de l’emploi est discontinue et incertaine. Cependant, ce régime est régulièrement remis en cause, accusé d’être trop coûteux, injuste, ou encore d’encourager la précarité. Dans cet article, je vais explorer les différentes facettes de ce système complexe, en séparant les faits des idées reçues et en essayant d’apporter un éclairage nuancé sur ce sujet sensible.
Le régime des intermittents : son histoire et son fonctionnement
Avant d’aborder les controverses autour du statut des intermittents, il est important de comprendre son origine et son fonctionnement. Contrairement à une idée répandue, l’intermittence n’est pas un statut en soi, mais un régime spécifique d’indemnisation chômage régi par les annexes 8 et 10 du règlement général de l’assurance chômage.
Ce régime trouve ses racines dans les années 1930, lorsque l’industrie du cinéma peinait à recruter des techniciens et des cadres pour des tournages ponctuels. En 1936, le Front Populaire a donc créé un dispositif permettant à ces professionnels d’être indemnisés entre deux contrats, afin de les inciter à accepter ces emplois temporaires. Quelques années plus tard, un système similaire a vu le jour pour les artistes du spectacle vivant.
Aujourd’hui, le régime des intermittents concerne environ 265 000 salariés du spectacle, dont 110 000 bénéficient effectivement des indemnités chômage. Pour avoir droit à ces allocations, un intermittent doit avoir travaillé au moins 507 heures sur une période de 10 mois et demi (pour les techniciens) ou 10 mois (pour les artistes). Une fois ce seuil atteint, il peut prétendre à une indemnisation pendant une durée maximale de 8 mois.
Ce système est financé par les cotisations des employeurs du secteur du spectacle, ainsi que par un mécanisme de solidarité interprofessionnelle puisant dans les cotisations de l’ensemble des salariés. C’est cette solidarité qui fait l’objet de nombreuses critiques, certains estimant que les intermittents bénéficient d’un régime trop avantageux par rapport aux autres travailleurs précaires.
Un régime trop coûteux et déficitaire ?
L’une des principales accusations portées contre le régime des intermittents est qu’il serait trop coûteux et déficitaire, grevant lourdement les finances de l’assurance chômage. Cette critique est régulièrement relayée par des rapports de la Cour des comptes ou d’autres instances, qui chiffrent le « déficit » des annexes 8 et 10 à plus d’un milliard d’euros par an.
Cependant, ces chiffres méritent d’être nuancés. Tout d’abord, il est important de comprendre qu’il n’existe pas de « caisse » spécifique pour les intermittents, qui sont intégrés au régime général de l’assurance chômage. Le « déficit » calculé correspond simplement à la différence entre les cotisations versées par les intermittents et les allocations qu’ils perçoivent. Or, ce déséquilibre est inhérent au principe même de solidarité qui sous-tend l’assurance chômage : les salariés en CDI, dont le régime est bénéficiaire, financent en partie les allocations des travailleurs précaires, qu’ils soient intermittents, intérimaires ou en CDD.
De plus, certaines simulations réalisées par l’Unédic (l’organisme gestionnaire de l’assurance chômage) montrent qu’une suppression pure et simple du régime des intermittents ne générerait qu’une économie d’environ 320 millions d’euros par an. Un montant certes non négligeable, mais bien inférieur au fameux « milliard » régulièrement brandi.
Enfin, il convient de rappeler que le secteur du spectacle, loin d’être un gouffre financier, est un pan important de l’économie française, générant des retombées considérables en termes d’emplois, de recettes fiscales et de rayonnement culturel. Remettre en cause le régime des intermittents pourrait fragiliser toute une filière et priver la France d’une partie de son attractivité artistique.
Un régime qui encourage la précarité ?
Une autre critique récurrente à l’encontre du régime des intermittents est qu’il encouragerait la précarité, voire la « permittence », c’est-à-dire la pratique qui consisterait pour certains travailleurs à accumuler juste assez d’heures pour ouvrir leurs droits, puis à ne plus travailler pendant la période d’indemnisation.
Il est vrai que le système actuel, avec son seuil d’éligibilité fixé à 507 heures sur 10 mois, peut inciter certains comportements « d’optimisation ». Cependant, les chiffres montrent que ces situations restent marginales. Selon les données de l’Unédic, moins de 5% des intermittents seraient concernés par ce phénomène de « permittence ».
De plus, il ne faut pas oublier que l’intermittence est intrinsèquement liée à la nature même des métiers du spectacle, qui fonctionnent par projets ponctuels et discontinus. Un technicien de plateau, un comédien ou un musicien peuvent ainsi enchaîner plusieurs contrats courts sur une période, puis connaître une période creuse avant de retrouver un nouvel emploi. L’indemnisation chômage n’est alors qu’un filet de sécurité indispensable pour ces professionnels au parcours souvent chaotique.
Plutôt que de remettre en cause le principe même de l’intermittence, ne serait-il pas plus judicieux de réfléchir à des aménagements visant à limiter les éventuels abus, tout en préservant la flexibilité nécessaire à ces métiers ? C’est d’ailleurs l’une des pistes explorées par le rapport de la sénatrice Maryvonne Blondin, qui propose notamment d’instaurer un plafond de cumul entre les revenus d’activité et les indemnités chômage.
Le cas particulier des techniciens
Un autre point de crispation concerne la situation spécifique des techniciens du spectacle, qui bénéficient du même régime que les artistes malgré des situations parfois très différentes. Certains estiment que ces professions devraient être dissociées, les techniciens étant rapprochés du régime des intérimaires ou des CDD « classiques ».
Il est vrai que les techniciens, qui occupent des emplois plus « techniques » (montage, éclairage, son, etc.), connaissent souvent des contrats plus longs que les artistes. Certains arrivent même à cumuler un nombre d’heures très supérieur au seuil d’éligibilité des 507 heures, ce qui peut être perçu comme un abus du système.
Cependant, cette vision quelque peu caricaturale occulte la réalité de ces métiers, qui restent marqués par une forte discontinuité de l’emploi. De plus, comme le souligne la Fédération des entreprises du spectacle vivant (Fesac), le taux de recours à l’intermittence varie fortement selon les branches, allant de plus de 90% dans la production cinématographique à moins de 10% dans l’audiovisuel. Dès lors, une approche trop globale risquerait de pénaliser injustement certains pans du secteur.
Une piste intéressante pourrait être de conserver le principe d’un régime unifié pour les artistes et les techniciens, tout en introduisant une modulation des règles d’indemnisation en fonction du volume d’heures travaillées. Ainsi, au-delà d’un certain seuil (800 heures par an, par exemple), les techniciens pourraient voir leur durée d’indemnisation réduite, sans pour autant être exclus du régime.
Le régime des intermittents à l’épreuve des inégalités
Au-delà des aspects financiers et réglementaires, le régime des intermittents soulève également des questions en termes d’égalité de traitement, notamment entre les hommes et les femmes. En effet, les carrières discontinues et les périodes d’inactivité liées à la maternité pénalisent souvent les femmes dans l’accès ou le maintien de leurs droits.
C’est pour remédier à cette injustice que la loi sur l’égalité femmes-hommes de 2014 a introduit le principe de la « matermittence », permettant aux intermittentes de bénéficier d’une prolongation de leurs droits en cas de congé maternité. Une avancée saluée par les professionnelles du secteur, même si certaines regrettent que cette mesure ne s’applique pas aux arrêts maladie.
Plus largement, la question des inégalités entre les femmes et les hommes dans le milieu du spectacle reste prégnante, qu’il s’agisse de l’accès aux rôles, de la reconnaissance ou de la rémunération. Le statut précaire des intermittentes, couplé aux stéréotypes persistants, constitue un frein supplémentaire à l’égalité réelle.
Des efforts restent donc à faire pour garantir une véritable égalité des chances dans ces métiers, qu’il s’agisse d’adapter davantage le régime des intermittents ou de lutter contre les discriminations structurelles qui minent encore le secteur culturel.
Le casse-tête de l’application du régime
Enfin, au-delà des débats de fond sur la pertinence du régime des intermittents, force est de constater que son application pratique soulève de nombreuses difficultés et incompréhensions sur le terrain. Les règles d’indemnisation, fruit de décennies de négociations et d’ajustements successifs, sont devenues d’une redoutable complexité, au point d’être parfois mal comprises ou mal appliquées par les agents de Pôle emploi eux-mêmes.
J’ai pu recueillir de nombreux témoignages d’intermittents se heurtant à des interprétations divergentes d’une agence à l’autre, voire à des pratiques abusives de contrôles ou de remises en cause injustifiées de leurs droits. Cette insécurité juridique permanente est évidemment source de stress et de précarité supplémentaire pour ces professionnels déjà fragilisés par la nature même de leur activité.
Si une simplification du régime semble illusoire tant les situations particulières sont nombreuses, un effort de formation et d’harmonisation des pratiques au sein de Pôle emploi paraît indispensable. La création d’un recours préalable indépendant, comme le réclament certains collectifs d’intermittents, pourrait également contribuer à apaiser les tensions et à rétablir un climat de confiance entre les parties.
Vers une réforme en profondeur ?
Au final, le régime des intermittents du spectacle apparaît comme un système complexe, tiraillé entre des impératifs économiques, sociaux et culturels parfois contradictoires. S’il présente indéniablement des défauts et des effets pervers, il reste essentiel pour préserver la vitalité d’un secteur clé de notre économie et de notre rayonnement artistique.
Plutôt que de le remettre en cause dans son principe, une réforme d’ampleur, négociée avec l’ensemble des parties prenantes, semble s’imposer. Parmi les pistes à explorer, on peut citer :
- Une refonte des règles d’indemnisation, avec une période de référence portée à 12 mois et un seuil modulable en fonction du volume d’heures travaillées, afin de limiter les effets de seuil.
- L’instauration d’un plafond de cumul entre revenus d’activité et indemnités chômage, pour lutter contre d’éventuels abus.
- Une meilleure prise en compte de la polyvalence des métiers du spectacle, avec une reconnaissance des heures effectuées dans des cadres atypiques (écoles, prisons, centres sociaux, etc.).
- Un renforcement de la formation et de l’harmonisation des pratiques au sein de Pôle emploi, voire la création d’une instance de recours préalable indépendante.
- Une réflexion approfondie sur les inégalités persistantes entre les femmes et les hommes dans ces professions, et sur les moyens d’y remédier durablement.
Ce chantier de réforme sera nécessairement long et complexe, mais il est indispensable pour pérenniser un régime qui, malgré ses imperfections, reste l’un des derniers remparts contre la précarité dans un secteur essentiel à notre économie et à notre rayonnement culturel.