Dans l’histoire financière, peu de personnages sont aussi controversés que John Law, cet Écossais qui, au début du XVIIIe siècle, a tenté de révolutionner l’économie française avec son « Système » fondé sur l’émission de papier-monnaie. Pour certains, Law était un visionnaire qui a compris les rouages de la création monétaire avant son temps. Pour d’autres, il n’était qu’un escroc sans scrupules qui a provoqué l’une des premières bulles spéculatives de l’histoire.

Alors, le banquier Law a-t-il réellement inventé le papier-monnaie ? Pour répondre à cette question, je vais explorer en profondeur son parcours, son « Système » et son héritage, en le replaçant dans le contexte économique et intellectuel de son époque. Nous verrons que, s’il n’a pas inventé le concept de monnaie fiduciaire, il a joué un rôle essentiel dans sa diffusion et sa théorisation.

Les origines du papier-monnaie

Avant d’aborder le cas de John Law, il convient de revenir sur les origines du papier-monnaie, car cette invention n’est pas récente. En réalité, les premières formes de monnaie fiduciaire émergent dès le VIIe siècle en Chine, sous la dynastie Tang. À cette époque, les négociants en thé émettaient des « billets à ordre » pour éviter de transporter des pièces métalliques lourdes et encombrantes. Ces billets étaient conservés par des personnes de confiance qui se chargeaient de régler les débiteurs porteurs des titres.

Quelques siècles plus tard, sous la dynastie Song du Nord (960-1127), le gouvernement chinois adopte officiellement le papier-monnaie, émis sous la forme de certifications de dépôts appelées « jiaozi ». Ces billets, qui représentaient symboliquement des pièces métalliques, étaient garantis par l’État et avaient cours légal sur son territoire.

L’idée du papier-monnaie arrive ensuite en Europe grâce aux récits des voyageurs comme Marco Polo, qui décrit dans son célèbre livre les « chao », une monnaie fiduciaire émise par l’empereur mongol Kubilaï Khan à la fin du XIIIe siècle. En Italie du Nord, des « nota di banco » (ancêtres des « banknotes » anglaises) circulent dès le XIVe siècle, permettant à leurs détenteurs de retirer de l’or auprès d’établissements de dépôt.

Cependant, les premières véritables expériences de papier-monnaie à grande échelle en Europe n’ont lieu qu’au XVIIe siècle, avec notamment la création de la Banque de Stockholm en 1658 et de la Banque d’Amsterdam en 1609. Cette dernière, qui centralisait les virements commerciaux, émettait des certificats de dépôt proches des futurs billets de banque.

L’enfance et les débuts de Law

C’est dans ce contexte que naît John Law en 1671 à Édimbourg, en Écosse. Issu d’une famille d’orfèvres devenus banquiers, il grandit dans un environnement où la finance et le maniement de l’or sont des sujets familiers. Très tôt, le jeune Law se passionne pour les mathématiques et les jeux d’argent, disciplines dans lesquelles il excelle.

À 23 ans, sa vie bascule lorsqu’il est emprisonné pour avoir tué un homme en duel à Londres. Il s’évade et trouve refuge en France, où il mène une vie de dandy prodigue, multipliant les conquêtes amoureuses et les parties de jeu. Grâce à ses talents de joueur, il amasse un petit pécule qui lui permet de spéculer sur les changes des différentes monnaies européennes.

Pendant ses années d’errance à travers l’Europe, Law approfondit sa réflexion sur les questions monétaires. En 1705, il publie son principal ouvrage théorique, les « Considérations sur le numéraire et le commerce », dans lequel il expose ses idées révolutionnaires pour l’époque.

La théorie monétaire de Law

La thèse centrale de Law est que la richesse d’un pays dépend de l’abondance de sa masse monétaire en circulation. Selon lui, plus il y a d’argent disponible, plus les échanges commerciaux sont facilités et plus l’économie se développe. Pour accroître la quantité de monnaie, il préconise de remplacer les pièces d’or et d’argent, dont les réserves sont limitées par nature, par du papier-monnaie émis par une banque d’État.

Law s’inscrit ainsi dans la tradition « mercantiliste », qui prône un rôle interventionniste de l’État dans l’économie pour favoriser les exportations et accumuler les métaux précieux. Mais à la différence des mercantilistes classiques, il ne voit pas l’or et l’argent comme une fin en soi, mais comme un simple moyen d’échange qu’il faut multiplier par le crédit.

Dans son livre, Law expose en détail son projet de banque publique qui émettrait des billets convertibles en métal précieux, mais en quantité bien supérieure aux réserves détenues. Cette création monétaire permettrait de financer les activités commerciales et industrielles, stimulant ainsi la croissance économique globale.

Si ces idées peuvent paraître banales aujourd’hui, elles étaient absolument révolutionnaires au début du XVIIIe siècle. La plupart des économistes de l’époque considéraient encore la monnaie métallique comme la seule forme de richesse légitime et stable. L’idée d’un papier-monnaie fiduciaire, garanti par la seule confiance dans l’État émetteur, était perçue avec méfiance, voire rejetée comme une forme de tromperie.

L’opportunité de la Régence

Malgré la publication de son livre, Law peine à convaincre les souverains européens d’adopter son système monétaire. Ce n’est qu’en 1715, à la mort de Louis XIV, que l’occasion se présente enfin. La France sort exsangue des guerres incessantes menées par le Roi-Soleil : les caisses de l’État sont vides et la dette publique atteint des sommets, estimée à près de 3 milliards de livres tournois, soit l’équivalent de dix années de recettes fiscales !

Dans ce contexte de crise aiguë, Law parvient à se faire recevoir par le Régent, Philippe d’Orléans, qui gouverne au nom du jeune Louis XV. Il lui expose son projet de banque d’émission qui, selon lui, permettra de renflouer les finances royales et de relancer l’économie nationale. Séduit par ces perspectives alléchantes, le Régent décide de laisser sa chance à l’Écossais et lui accorde les autorisations nécessaires pour mettre en place son « Système ».

La mise en œuvre du Système de Law

En mai 1716, Law obtient l’autorisation de créer une banque privée, la « Banque générale », dont le capital est partiellement souscrit en titres de dette publique. Cette banque émet des billets convertibles en or, qui obtiennent rapidement cours légal et peuvent être utilisés pour payer les impôts. Dès 1718, elle devient la « Banque royale », garantie par l’État.

Parallèlement, en 1717, Law fonde la « Compagnie d’Occident », rebaptisée « Compagnie du Mississippi », qui détient le monopole de l’exploitation commerciale de la Louisiane française, alors présentée comme un nouvel Eldorado. Le capital de cette compagnie, divisé en actions, est également souscrit en échange de titres de dette publique.

Année Événement marquant du Système de Law
1716 Création de la Banque générale, émission de billets convertibles en or
1717 Fondation de la Compagnie d’Occident (future Compagnie du Mississippi)
1718 La Banque générale devient la Banque royale, garantie par l’État
1719 La Compagnie du Mississippi absorbe d’autres compagnies coloniales
1720 Fusion de la Banque royale et de la Compagnie du Mississippi, Law est nommé Contrôleur général des Finances

Le « Système » de Law se met ainsi progressivement en place. La Banque royale émet une masse considérable de billets, tandis que la Compagnie du Mississippi, après avoir absorbé d’autres sociétés coloniales, prend le contrôle du commerce extérieur français et de la collecte d’une partie des impôts.

En janvier 1720, Law atteint l’apogée de sa puissance : il est nommé Contrôleur général des Finances et fusionne la Banque royale avec la Compagnie du Mississippi. Il détient alors les leviers de la création monétaire, de la dette publique, du commerce extérieur et de la fiscalité. Une situation inédite qui fait de lui l’homme le plus puissant du royaume après le Régent.

L’envolée spéculative et le krach

Dans un premier temps, le Système semble fonctionner. Les billets de la Banque royale se répandent dans l’économie, facilitant les transactions, tandis que les actions de la Compagnie du Mississippi s’envolent, portées par les promesses de richesses à tirer des colonies. Une véritable frénésie spéculative s’empare de Paris, où la rue Quincampoix, près de la Banque, devient le théâtre d’un agiotage effréné.

Cependant, les fondements du Système reposent sur une confiance aveugle dans les potentialités économiques de la Louisiane, qui s’avèrent très largement surestimées. Quand les premières expéditions commerciales reviennent bredouilles, les spéculateurs commencent à douter. La bulle enfle jusqu’à l’été 1720, où elle finit par exploser de façon spectaculaire.

Face à la défiance généralisée et aux demandes de remboursement qui affluent, Law tente désespérément de sauver son Système par des mesures de plus en plus autoritaires et erratiques. Il fait interdire la possession d’or et d’argent au-delà d’un certain plafond, réprimer sévèrement les « semeurs de faux bruits » et même dévaluer les métaux précieux par rapport aux billets.

Mais rien n’y fait. En quelques semaines, la confiance s’effrite complètement. Le 17 juillet 1720, une émeute populaire devant les guichets de la Banque royale, rue Vivienne, fait une quinzaine de morts et sonne le glas du Système. Law doit s’enfuir précipitamment tandis que ses institutions financières sombrent dans la faillite, entraînant avec elles la ruine de milliers d’actionnaires et de porteurs de billets.

Les leçons d’un échec retentissant

L’effondrement du Système de Law a marqué durablement les esprits en France. Pour de nombreux contemporains, il a symbolisé tous les excès de la spéculation financière et les dangers du papier-monnaie. Pendant des décennies, une forte défiance à l’égard de la monnaie fiduciaire persista, freinant son développement dans le pays.

Pourtant, au-delà du krach spectaculaire de 1720, l’expérience de Law recèle des enseignements précieux sur les rouages de l’économie monétaire moderne. Il fut l’un des premiers à théoriser en profondeur les mécanismes de création monétaire par le crédit bancaire et à anticiper le rôle moteur que pourrait jouer une banque centrale pour stimuler la croissance.

Sur le plan pratique, son Système a également permis d’importants progrès. C’est à cette époque que Paris s’affirme comme la principale place financière du royaume, supplantant des centres historiques comme Lyon. La Bourse de Paris est officiellement créée en 1724 pour mieux encadrer les transactions sur les « valeurs mobilières » apparues avec le Mississippi.

Malgré les critiques qui lui sont régulièrement adressées, on ne peut nier l’influence considérable qu’a exercée John Law sur la pensée économique ultérieure. Les économistes classiques comme Adam Smith ou David Ricardo, tout en réfutant certains de ses postulats, ont dû composer avec ses analyses pionnières sur la monnaie et le crédit. Et même de nos jours, Law continue de fasciner par son ambition démesurée et sa trajectoire à la fois géniale et tragique.

Le véritable héritage de Law

Au final, dire que John Law a « inventé » le papier-monnaie serait une contre-vérité historique. Comme nous l’avons vu, l’idée et la pratique de la monnaie fiduciaire existaient bien avant lui, remontant au moins au VIIe siècle en Chine avant de se diffuser progressivement en Europe à partir du Moyen-Âge.

En revanche, ce qu’on ne peut nier, c’est que Law a été le premier à systématiser et théoriser de façon approfondie les mécanismes de la monnaie de crédit dans un ouvrage de référence. Il a également tenté la première grande expérience de mise en application de ces principes à l’échelle d’un État moderne.

Son échec retentissant en 1720 ne doit pas occulter l’apport majeur de ses réflexions sur le rôle de la monnaie comme facilitateur des échanges et vecteur de croissance économique. Sa vision d’une économie dynamique, portée par une création monétaire abondante plutôt que par l’accumulation stérile des métaux précieux, tranchait radicalement avec la pensée mercantiliste encore dominante à son époque.

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